Kosovo, 1999: imprint of a man killed by Serbs
© James Nachtwey
Les mots de la guerre
(« ... des armées de soldats perdus dont le véritable objectif est moins de gagner que de survivre et de tuer... »)
Marre, chaque fois qu'il est question de guerre, d'entendre parler de courage, d'héroïsme, de dépassement de soi à travers l'action militaire, de fraternité des combattants, de force d'âme, d'honneur. Marre de ce lexique de boy-scouts, sans rapport avec la réalité de ces guerres où l'on s'affronte par populations interposées et où ce sont les civils, c'est-à-dire les femmes, les enfants, les hommes malades et désarmés, qui paient le prix des combats. Mon lexique, alors. Mes mots. Le style et l'allure de ces guerres, les passions qu'elles mettent en oeuvre, les vrais ressorts qu'elles mobilisent, vus, vécus, dits, à travers cet autre abécédaire.
Soumission. Comment les romans de guerre osent-ils parler de dépassement de soi? D’accomplissement? […] de communion fraternelle ? d'allégresse ? […] comment ont-ils le front de célébrer, dans les situations de guerre, des occasions d'émancipation et de liberté? La guerre, c'est la discipline. La sujétion maximale. L'esclavage. C'est l'une des situations où l'homme est le plus soumis à l’homme et a le moins d'issues pour y échapper.Il est empoigné. Réquisitionné. Ballotté par des ordres mécaniques. Objet d'un sadisme sans réplique. Exposé à l'humiliation ou au feu. Numéroté. Broyé. Astreint à la corvée. Pris dans des mouvements collectifs très lents, très obscurs, parfaitement indéchiffrables, qui, au plus naturellement rebelle, ne laissent d'autre choix que de se plier. La guerre c'est la circonstance, par excellence, où joue ce pouvoir de laisser vivre et de faire mourir qui est, selon les bons philosophes, le propre du pouvoir absolu. L'homme de guerre c'est le dernier des hommes, c'est-à-dire l'esclave absolu.
Peur. L'univers de la guerre, ce n'est pas l'audace, la vaillance, le courage, etc., mais la peur. La panique silencieuse et veule. L'animal humain qui se cabre. La chair rebelle, qui se raidit. Les épaules courbées. La tête basse. Le mauvais alcool qu'il faut avaler pour oser, au Burundi, mais aussi en Bosnie, monter au feu. Le combattant voudrait tant qu'on l'oublie. Il aimerait tant pouvoir se fondre dans la boue d'un chemin creux ou de la tranchée. Il n'a qu'une idée : sauver sa peau, resquiller, différer le plus possible le moment de passer à l'attaque, fuir peut-être, déserter comme les régiments du Lunda Norte. Il n'a qu'un rêve : la blessure, la bonne et vraie blessure, l'accident de providence qui le laissera borgne, ou estropié à vie, mais qui, comme les automutilations que s'infligeaient les Vendéens de 1792 réfractaires à la conscription «républicaine», aura, au moins, le mérite de le faire sortir de cet enfer. Il n'a, quand le fuit cette chance d'être blessé, qu'une activité sérieuse : compter les heures, les jours, puis ne même plus les compter, le temps passe si lentement, l'important c'est que l'ordre ne vienne pas, l'essentiel c'est ce temps lourd, visqueux, passé à ne surtout pas livrer bataille, ne pas avoir à mourir — qu'un autre meure à sa place ! n'importe quel autre ! n'importe quelle lâcheté, oui, n'importe quelles débrouille ou vilenie plutôt qu'avoir soi-même à se battre et mourir ! Soumis, et cabré. Prostré, mais resquilleur. L'égoïsme du survivant, ultime ruse de l'esclave, minuscule liberté qui lui reste.
Suicide. On ne parle jamais des suicides de soldats. Ou bien on en parle, mais à mots couverts, comme d'un secret honteux. Secret militaire, m'avait dit le général Pavalic à Sarajevo. Confidentiel défense, m'a dit un responsable angolais que j'interrogeais sur un cas de suicide collectif, dans le Moxico, que m'avait rapporté le responsable d'une agence humanitaire. Où irait-on si l'on savait qu'il y a, dans l'armée angolaise comme, sans doute, dans toutes les armées du monde, des gens qui préfèrent la certitude de mourir tout de suite au risque de mourir un jour ? Ultime liberté. Liberté noire, assurément. Liberté négative, désespérée, etc. Mais voilà. Liberté quand même. Dernière et seule ressource de la liberté. […]
Absurde. L'état naturel du troupeau c'est l'attente, la patience, la stupidité végétative. Mais il lui arrive tout de même de bouger. Il lui arrive de faire la guerre au sens où on l'entend d'habitude. Et ce ne sont alors qu'ordres idiots et mal compris, mouvements désordonnés, piétinements confus, fourmillement colossal ou, au contraire, infime : c'est la nuit où l'on ne reconnaît plus l'ami de l'ennemi, le mort du vivant; ce sont des jours plus sombres que des nuits où les unités montantes avancent à l'aveugle, cherchent les chefs des unités déjà au feu, ne les trouvent pas, se trompent; ce sont des attaques qui n'en sont pas ; c'est tirer au petit bonheur, n'importe comment, n'importe où — pour tuer ou faire peur ? viser l'ennemi ou se rassurer ? oh ! ces aveugles terribles, tâtonnant avec leurs fusils ! […]
Animalité. Le devenir animal de l'humanoïde. La saleté. La poussière. L'eau jusqu'au ventre. La tête dans la boue durcie, quand tombent les obus. Le corps putride et qui moisit. La chiasse du premier feu. Les chiottes, pour tout le monde, à ciel ouvert. La vermine.La parole réduite au grognement. La torpeur, la plupart du temps. Des journées passées à dormir, comme dans les tranchées du sud du Burundi, bouche ouverte, en tas. La faim. L'excitation quand arrive l'heure de la gamelle. Combien de morts aujourd'hui, dans le bataillon ? Très bien. Autant de rations en plus, pour les survivants. Au moins évitera-t-on, ce soir, d'avoir à aller, au-delà des lignes, fouiller dans le sac des morts. […]
Bernard-Henri Lévy
in Réflexions sur la Guerre, le Mal et la fin de l’Histoire
Les mots de la guerre (12)
© Editions Grasset & Fasquelle, 2001
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